“Fixer la trace des âmes errantes” Rithy Panh
Pourquoi ce film ?
Mon désir de film est né de la découverte, des années après son suicide, du récit de ma grand-mère qui souffrait de troubles bipolaires. Son témoignage à la fois documentaire et poétique sur sa vie de femme et sa maladie que l’on peut qualifier de folie ordinaire, m’est alors apparu en tant qu’héritier, comme un devoir de mémoire et de transmission. Sa lecture a provoqué la nécessité de faire le point sur un passé trouble, faire la lumière sur des zones d’ombres et ainsi briser le silence. C’est donc avant tout pour donner la parole à cette femme qui n’a pas pu s’exprimer de son vivant à cause des conventions, de l’époque et de sa maladie, que j’ai pensé ce film. Par ailleurs, ma position de petit-fils me permet une distance que n’ont pas les proches de Badé. Enfin, en tant que réalisateur, raconter cette histoire par les moyens du cinéma, c’est me l’approprier pour m’en libérer, tourner une page (sans l’effacer), pour en écrire une nouvelle. La parole et la création cinématographique en réaction au silence et à la disparition. Et bien que cette histoire soit intime, elle pose des questions universelles liées à l’amour, à la solitude, à la désillusion, à la religion, à la maladie et enfin à la mort.
Le montage
Le cinéma par le montage et l’assemblage des plans entre eux, est cet outil de représentation presque magique, qui me permet de réanimer l’image de Badé, en donnant un sens à une existence qui semblait ne pas en avoir, et surtout d’aller à sa rencontre tant qu’il est encore temps, qu’il reste des traces et des témoins. Recomposer ce portrait posthume en ordonnant une matière a priori désordonnée et dispersée, me semble indispensable pour être enfin en paix avec les fantômes qui me hantent. Rithy Panh parle de “fixer la trace des âmes errantes”, c’est aussi l’objet de ce film que de poser la question du deuil et de m’y confronter personnellement.
L’écart entre réel et fiction : en quête de vérité
Mon dispositif cinématographique consiste à mettre la parole de Badé en perspective, en résonance, avec les films de famille tournés par mon grand-père entre 1953 (date de leur mariage) et 1967 (époque où la maladie prend le dessus et où les images enchantées laissent place à l’obscurité). Cette confrontation par le montage ou plutôt le démontage entre les images d’un bonheur apparent tournées par mon grand-père et le témoignage désespéré mais sincère de ma grand-mère, provoque un décalage évident qui interroge le spectateur sur le rôle et la valeur des images et révèle par là même, un sentiment d’incompréhension au sein du couple. Comment faire parler les images muettes des films de famille pour aller au-delà de la représentation et ainsi tenter d’approcher une forme de vérité ? Il s’agit moins d’apporter des réponses que de dévoiler un processus de réflexion : Qu’y a-t-il au dos de nos images ? Pour cela, je souhaite utiliser les films et les photos de famille comme un contrepoint au texte de Badé interprété avec sensibilité et humanité par la comédienne Audrey Bonnet. Et c’est, il me semble, dans cet écart, que réside tout l’enjeu cinématographique du film, dans ce décalage entre le réel et la fiction qu’il s’agit de déployer au fil du récit en quête de vérité.
Filmer les visages
« Je ne me réduis pas à une image. » déclarait le personnage de mon précédent documentaire (Un homme libre, 2014) un prêtre catholique, frère dans un couvent dominicain à Paris qui souhaitait, avec ce film, affirmer son identité de religieux homosexuel. Avec Au dos de nos images, je poursuis l’exploration de cette problématique entre l’identité profonde d’un être et sa représentation sociale, en cherchant à reconstituer une représentation “kaléidoscopique” de ma grand-mère disparue. L’un de mes dispositifs de tournage consiste à filmer les visages des membres de ma famille en gros plan lors d’entretiens face caméra. Je les assemble par le montage pour en révéler les ressemblances et les différences, ce fameux “air de famille”. Ainsi, je fais surgir à travers eux, les traces du visage de Badé, mais aussi sa parole, puisqu’ils lisent – souvent pour la première fois – des extraits de son récit autobiographique. Les rides, les sillons, les marques du temps sont alors objets de contemplation. Filmer un visage de si près, les yeux dans les yeux, est un moyen, ou plutôt une tentative de traverser l’image pour en révéler l’essence, la profondeur. Chaque mouvement de muscle, chaque battement de cil, prend alors une véritable signification. Filmer ces visages qui racontent ou se taisent comme d’immenses paysages projetés sur la toile, est une proposition de cinéma contemplatif. Et paradoxalement, le gros plan au format carré (1.33) qui pourrait sembler à première vue “fermé”, s’ouvre à l’infini.